DIVISIONS TERRITORIALES EN FRANCE en 1789 par A. BRETTE

SOMMAIRE

LE MOT: "PROVINCE"

Les divisions territoriales de la France à la fin de l'ancien régime. - Le mot Province. - Erreurs causées par son emploi. - Les Provinces d'autrefois et celles d'aujourd'hui. - Exemples des sens variables et indécis du mot Province. - Les divisions territoriales que l'on peut déterminer. - La définition donnée par le Comité de constitution en septembre 1789: diocèses, gouvernements généraux militaires, généralités, bailliages.

Nous avons maintenant, pour remplir notre sujet, à parler des divisions territoriales de la France en 1789 et à montrer, en particulier, que les difficultés presque insurmontables qui s'élèvent pour la détermination des limites du royaume de France se rencontrent plus vives encore lorsqu'il s'agit d'établir sommairement, comme il le faut faire pour l'enseignement, les divisions territoriales. Et tout d'abord il nous faut juger un mot presque uniquement employé et qui a contribué plus que nul autre aux erreurs communément répandues: le mot province.

On demeure confondu, en vérité, quand on voit avec quelle assurance les géographes historiens, particulièrement ceux qui écrivent à l'usage de la jeunesse, enseignent depuis un siècle que la France, avant 1790, était divisée en un nombre fixe de provinces méthodiquement classées et délimitées. Indique-t-on le sens de ce mot? En donne-t-on une définition précise? Enseigne-t-on à quelle unité d'administration, soit ecclésiastique, militaire ou judiciaire, il appartenait? Que non pas, et pour la meilleure raison du monde, c'est que le mot n'avait pas autrefois, sauf en matière ecclésiastique, de sens plus précis qu'il n'en a aujourd'hui lorsque nous parlons des provinces de Bourgogne, de Normandie, etc. Ce mot province, en effet, appliqué sans spécification complémentaire, est détestable non seulement parce qu'il emporte, avec nos circonscriptions administratives exactes, avec l'habitude constante de voir le passé au travers du présent, l'idée d'une délimitation précise, mais surtout parce qu'il pare l'administration d'autrefois d'un ordre qui n'existait pas et parce qu'il fausse ainsi l'opinion. Voici la définition que l'on relève au Dictionnaire de l'Académie (4e édition, 1762): "Province, s. f. Étendue considérable de pays qui fait partie d'un grand État et dans laquelle sont comprises plusieurs villes, bourgs, villages, etc., pour l'ordinaire sous un même gouvernement... On appelle province ecclésiastique l'étendue de la juridiction d'une métropole. Il y a 18 provinces ecclésiastiques dans le royaume. En ce sens on dit, plus ordinairement, province absolument. La province de Lyon, la province de Sens", etc. Le mot avait été conservé par le pouvoir royal, précisément parce que, n'ayant par lui-même aucun sens exact, il servait à merveille l'ignorance et l'incurie d'une administration qui, dans ses actes publics (édits, lettres patentes, ordonnances, déclarations, etc.), ne donnait jamais l'indication nette des ressorts visés, d'abord parce que, le plus souvent, elle les ignorait (les actes de la convocation sont, à ce point de vue, probants, nous l'avons vu), ensuite parce que les ressorts virtuellement existants, gouvernements généraux, généralités, évêchés ou bailliages, formaient les uns dans les autres de tels enchevêtrements et comptaient tant de paroisses mi-parties, alternatives ou contestées, qu'ils ne pouvaient être décrits. Un témoin qui ne peut être suspect, Calonne, écrivait au roi dans un rapport souvent cité: "La France est un royaume composé de pays d'États, de pays d'administrations mixtes, dont les provinces sont étrangères les unes aux autres, où les barrières multipliées dans l'intérieur séparent et divisent les sujets d'un même souverain, où certaines contrées sont affranchies totalement des charges dont les autres supportent tout le poids, où la classe la plus riche est la moins contribuante, où les privilèges rompent tout équilibre, où il n'est possible d'avoir ni règle constante ni voeu commun; c'est nécessairement un royaume très imparfait, très rempli d'abus, et tel qu'il est impossible de le bien gouverner." Cette confusion extrême est constatée à chaque page des actes de la convocation. Nous n'en citerons qu'un exemple: un gentilhomme dit à l'assemblée de la noblesse de Riom: "Je suis chargé par la noblesse de mon canton, dont le lieu principal est la ville ou le bourg de Saint-Gervais, de vous faire parvenir ses doléances. Cette malheureuse contrée de l'Auvergne ou du Bourbonnais, car on ne saurait assigner lequel, se trouve départie d'une manière si absurde... qu'appelée en Auvergne pour les États elle y vient délibérer des intérêts qui ne sont pas les siens... et que, n'ayant nulle liaison avec le Bourbonnais, elle ne peut ni entrer dans ses États provinciaux ni en être protégée en aucune sorte."

L'emploi si malencontreux du mot province a vraisemblablement pour origine la décision prise par la Constituante d'adopter les provinces pour base de la répartition des départements, mais il faut bien entendre que c'était là un simple procédé de travail, et non la reconnaissance du fait que la France était divisée en provinces. Nous avons déjà vu que le Comité de constitution donna, à cette époque, une définition toute différente des divisions de la France. Il faut remarquer, d'ailleurs, que le Décret du 26 fevrier-4 mars 1790, relatif à la division de la France en 83 départements, ne mentionnerait pas moins, à ce titre, de 90 provinces, et ce chiffre est très loin des 32 à 40 Provinces communément enseignées. Si, en effet, on voit dans ce décret que la Provence doit former trois départements, le Dauphiné trois, la Franche-Comté trois, etc., on y voit aussi que quatre départements doivent être formés par "Champagne, principauté de Sedan, Carignan et Mousson, Philippeville, Marienbourg, Givet et Charlemont"; deux autres, par "les deux Flandres, Hainaut, Cambrésis, Artois, Boulonnais, Calesis, Ardresis"; quatre, par "Bordelais, Bazadois, Agenois, Condomois, Armagnac, Chalosse, pays de Marsan et Landes"; sept, par "Languedoc, Comminges, Nebouzan et Rivière-Verdun". Valromey, Ardresis, Chalosse, Rivière-Verdun, est-ce là des provinces? Comment pourrait-on délimiter le pays de Rivière-Verdun, formé de dix enclaves disséminées dans les départements du Gers, de la Haute-Garonne et des Hautes-Pyrénées, depuis Verdun-sur-Garonne jusqu'au pied des Pyrénées? Ici apparaît, à vrai dire, un nouveau mot, celui de pays, et nos géographes d'à-présent ont imaginé une classification nouvelle en montrant ces pays comme une subdivision des provinces. L'entreprise est aussi vaine que pour les provinces, puisque l'on ne peut pas mieux définir les uns que les autres et qu'aucune unité d'administration quelconque ne correspond à ces pays. Le mot, en effet, est aussi vague, aussi imprécis que celui de Provinces et c'est seulement ainsi qu'il peut être employé.

Quelques auteurs ont entrepris de chercher à rapprocher les prétendues provinces, soit de certaines divisions dites naturelles, soit de territoires désignés sous le nom vague de pays. Comment expliquer et limiter ces divisions naturelles? Avait-il des divisions naturelles, ce pays de Rivière-Verdun qualifié pays au règlement royal du 24 janvier 1789? Le roi rendit, le 19 février 1789, un règlement spécial pour le Pays des Marches communes franches de Poitou et de Bretagne; c'était bien là une véritable province, ayant son autonnmie, sa vie propre, son administration particulière; mais qui connait cette province-là? Pourrait-on lui trouver des divisions naturelles, alors qu'elle était composée de quatre ou cinq enclaves séparées l'une de l'autre par de grands territoires? Les provinces, d'ailleurs, précisément parce qu'elles n'avaient aucun sens précis, pouvaient avoir toutes les subdivisions imaginables. Expilly, dans son célèbre Dictionnaire géographique, écrit dans la notice consacrée à Metz: "La division la plus générale est celle de tout le pays en trois petites provinces: 1° le pays messin; 2° le Toulois; 3° le Verdunois. Cette province, ou département des trois Évêchés, est encore divisée en cinq parties principales susceptibles elles-mêmes de nouvelles subdivisions." (Op. cit., t. IV, p. 684.) Vers le même temps un autre géographe publiait: Coup d'oeil général sur la France, par M. Brion, ingénieur géographe du roi, pour servir d'introduction au tableau analytique et géographique de ce royaume. (Paris, 1765, in-4°. Bibl. nat., L14/15.) L'auteur donne d'abord une "Division du royaume par ordre alphabétique en ses gouvernements, provinces et pays qui en dépendent"; la dernière de ces divisions, le Soissonnois, porte le numéro 162; parmi les cartes qui suivent on remarque celle-ci: "La France divisée en ses LVIII provinces, sous-divisée en tous ses bailliages, sénéchaussées, prévôtés, vigueries, chancelleries et pays subalternes pour servir d'introduction à la grande carte légale considérée suivant l'étendue des coutumes, pouvoirs et lois territoriales qui régissent le royaume, dressée sur les grands triangles mesurés par MM. Maraldi, Cassini et l'abbé de la Caille, et sur les observations des astres par M. Rizzi-Zannoni... publiée et exécutée par le sr Denos... Paris, 1765." Nous verrons plus loin, pour ne parler que des coutumes, combien il était étrange de tenter seulement d'en fixer les ressorts.

Mais on appliquait alors ce mot de province à tous les ressorts possibles, même à un bailliage ou à un ensemble de bailliages. La bigarrure des bailliages ne permettait, cependant, aucun rapprochement avec des provinces ou tout autre ressort comportant des limites exactes.

Veut-on voir, d'ailleurs, à quelles régions, territoires ou groupements, tout à fait différents de ceux connus actuellement sous le nom de provinces, on appliquait, en 1789, ce même nom de province? Nous ne choisirons nos exemples que dans des documents authentiques.

La province du Thymerais. - Dans un mémoire adressé à Necker, le 18 février 1789, par le lieutenant général du bailliage, on lit: "Châteauneuf en Thymerais, capitale d'une province du même nom, a le titre de baronnie. Cette province est composée des terres de Sénonches", etc.

Le Gâtinois. - "Je suis juge du comté de Milly, capitale de la province du Gâtinois", etc. (Lettre adressée à Necker par le juge du comté de Milly. Arch. nat., B III, 102, p. 590.)

Le duché d'Albret. - "Nérac est la capitale du duché d'Albret, et, avec Moissac, la plus commerçante de cette province." (Mémoire du sénéchal d'Albret, Arch. nat., B III, 94, p. 1.)

L'Armagnac. - "J'ai l'honneur de vous écrire pour vous représenter qu'ayant celui d'être grand-sénéchal, gouverneur d'Armagnac, j'espérais que le roi trouverait juste de me charger de la convocation des ordres de cette province. " (Lettre du marquis d'Argosse à Necker, 23 novembre 1788, Arch. nat., B III, 9, p. 186.)

Le Bugey. - Au procès-verbal manuscrit de la Constituante, on relève, à la date du 28 août 1790, cette signature: "Le Mis de Clermont-Mont-St-Jean, député de la ci-devant province du Bugey." Voir aussi la "Proclamation du roi pour la confection des rôles de supplément sur les ci-devant privilégiés, pour les derniers mois de 1789, dans les provinces de Bresse et Dombes, Bugey et pays de Gex". (Arch. nat., 01, 679.)

Le Labour. - "Sur le rapport qui a été fait, par l'un des députés de Labour, de la délibération prise par la province assemblée le 23 novembre 1789", etc. (Procès-verbal de la Constituante du 19 janvier 1790.)

La ville de Valenciennes. - Nous avons vu plus haut que la ville de Valenciennes prétendait "être un État particulier et tenir le rang d'une province".

Le Quercy. - "Que la province de Quercy soit distribuée en différents districts." (Cahier du tiers état de Cahors.)

Le Mâconnais. - "Le sieur Dubois, grand bailli du Mâconnais, demande des ordres pour la convocation des États particuliers de cette province, qu'il est d'usage d'assembler quinze jours avant ceux de Bourgogne." (Lettre de Laurent de Villedeuil, ministre de la maison du roi, à Necker, 21 février 1789.) "Décret relatif aux troubles survenus dans la ci-devant province du Mâconnais", 22 mars 1791.

Gex. - "Le pays de Gex doit être envisagé moins comme bailliage que comme province et pays d'État." (Lettre du lieutenant général du bailliage, Arch. nat., B a, 43.)

Le Carladez. - "Les États particuliers du pays de Carladez, leurs députés et syndics... représentent que leur pays, ayant plus de 60.000 âmes, enclavé entre l'Auvergne et le Rouergue, est un pays à part et distingué de l'Auvergne", etc., et plus loin: Tel est le dernier État de la province." (Mémoire au roi, Arch. nat., B III, 136, p. 680.)

Le Cambrésis. - "Le Cambrésis, province placée entre la Picardie, la Flandre, l'Artois et le Hainaut, a été réuni à la France en 1677", etc. (Mémoire au roi, Arch. nat., Ba, 29.)

L'Angoumois. - "Avantage qui résulterait, pour la province d'Angoumois, de l'établissement d'États provinciaux..." " La province d'Angoumois a, dans son étendue, 450 paroisses qui composent le ressort du siège présidial, mais elle est sous l'administration de trois intendances, Limoges, la Rochelle, Poitiers." (Cahier du tiers état d'Angoulême.)

La Bresse. - "Sire, il est devenu indispensable, pour le bien et le repos de votre province de Bresse, qu'un arrêt équitable de Votre Majesté supprime le privilège exorbitant d'exemption de taille dont les nobles jouissent dans cette province." (Placet adressé au roi par les syndics du tiers état de la province de Bresse.) "Que les limites de la province de Bresse soient fixées d'une manière irrévocable", etc. (Cahier des trois ordres de Bourg-en-Bresse.)

Le Nébouzan. - "La province du Nébouzan regarderait comme une disgrâce le refus de sa députation." (Mémoire pour le Nébouzan, Arch. nat., B III, 50, p. 198.) "La communauté d'Ardiège réclame aussi que la province du Nébouzan soit maintenue dans tous ses droits et anciens privilèges." (Cahier d'Ardiège.)

Le Clermontois. - "Capitale de la province du Clermontois, cette ville", etc. (Mémoire des officiers municipaux de Clermont au roi, 2 mars 1789.) "Considérant qu'avant la donation de 1648, faite par Louis XIV à la maison de Condé, il n'existait aucune province sous la dénomination de province de Clermontois; que la province aujourd'hui connue sous ce nom est composée de quatre comtés, savoir: celui de Clermont, celui de Dun, celui de Stenay et celui de Jametz", etc. (Procès-verbal de l'assemblée générale des trois ordres de Clermont-en-Argonne, B III, 153, p. 837.)

Le Calaisis. - Au procès-verbal de la noblesse de Calais, on lit: "Jacomel de Bienassise, maréchal de camp, commandant en second dans la province de Calaisis."

Le Beaujolais. - Au procès-verbal de la noblesse de Villefranche, le duc d'Orléans est qualifié: "Sire et haut baron de la province de Beaujolais. " - "Que dans la province du Beaujolais il soit accordé une attribution plus considérable aux juges royaux." (Cahier du clergé de Beaujolais.).

Le Bassigny. - "Le bailliage de la Marche a passé longtemps avant le reste de la province de Bassigny sous la domination de la France." (Adresse au roi jointe au procès-verbal d'une assemblée tenue à la Marche, le 4 janvier 1789.) Il s'agit, ici, du Bassigny-Barrois, formé des deux bailliages de la Marche et de Bourmont. Ces deux dernières villes prétendaient au titre de "capitale de la province du Bassigny-Barrois". Mais ce Bassigny-Barrois se divisait encore en Bassigny-Barrois mouvant (bailliage de la Marche) et Bassigny-Barrois non mouvant (bailliage de Bourmont); et, pour la défense de sa cause, la Marche érigeait en province le Bassigny-Barrois mouvant. "Ainsi, la province de Bassigny mouvant joint à l'intérêt général qu'elle partage avec tous vos sujets de Lorraine et de Bar", etc. (Adresse citée.)

La vallée de Barcelonnette. - On voit dans des Réclamations produites par ce pays, au moment de la convocation des États généraux, qu'il est "gouverné par une administration particulière... la vallée a un régime particulier; elle a été réunie à la couronne par la paix d'Utrecht et à la Provence par la Déclaration du 30 décembre 1714... C'est une province jointe et néanmoins indépendante de la Provence." (Arch. nat., Ba, 41.)

Le mot province est souvent employé dans le sens de bailliage; au cours du cahier du tiers état de Nemours, oeuvre énorme de Dupont de Nemours, le mot est ainsi constamment employé: "Après que cette réclamation d'une petite province aura frappé l'attention des Etats généraux et du roi", etc. Ailleurs: "Une province parlant à la nation et au roi doit protester qu'elle ne peut reconnaître aucun droit dans une telle manière de percevoir les impôts." Le roi lui-même justifie cette confusion. Dans le règlement royal du 15 mars 1789, concernant la sénéchaussée de Guyenne, on lit: "Les députés du tiers état de la ville de Bordeaux, ayant témoigné au roi leur inquiétude que... l'influence des députés de la campagne ne fût telle que la ville de Bordeaux n'eût aucun député tiré de son sein aux États généraux, ce qui serait également contraire à l'intention de S. M. et à l'intérêt de la province; S. M. a considéré qu'en fixant le nombre des députations de la sénéchaussée de Guyenne", etc. Le lieutenant général de la sénéchaussée de Moulins écrit au garde des Sceaux, le 27 février 1789: "Je suis responsable de ma conduite aux yeux de ma province... Toute la province aurait reçu des assignations avant le 1er mars si j'avais eu suffisamment d'exemplaires." - Dans un mémoire adressé à l'Assemblée de notables, en novembre 1788, par l'assemblée du département de Laon, on lit, à propos du bailliage de Vermandois: "Son ressort est encore immense et il forme, à lui seul, une belle province." (Arch. nat., B III, 154, p. 7.) Le cahier de Vicheray demande (art. 37) que l'on accorde des étals "à cette province et bailliage de Toul". Quelques bailliages réunis pouvaient aussi former une province: "Assemblée générale des trois états de la province du Quercy, composée de six sénéchaussées", etc. (Procès-verbal de l'assemblée de Cahors, Arch. nat., Ba, 28.) Le garde des sceaux écrit, le 13 mars 1789, aux commissaires des trois ordres de Metz: "Cette forme [de convocation] n'a été préférée que pour concilier les droits des douze bailliages principaux dont est formée la province des Trois Évêchés et Clermontois, avec la nécessité de réduire les députés élus à un nombre qui n'excède pas toute proportion. " (Arch. nat., B III, 86, p. 223.)

Au même temps, le mot province était encore employé au sens de généralité ou ressort d'une intendance. Au cahier du tiers état de Tulle, on lit, article 9: "Qu'il soit rétabli dans la province ou généralité du Limousin des Etats particuliers, composés des trois ordres de la province." Le cahier du tiers état des sénéchaussées réunies en 1789 à Angers est intitulé: Voeux et demandes des communes des cinq sénéchaussées de la province d'Anjou. Dans des Très humbles supplications adressées au roi, le 14 janvier 1789, par les maire et échevins de Troyes, on lit: "États provinciaux: qu'ils soient composés du nombre de membres que votre sagesse croira convenable au régime d'une province de plus de 812.000 habitants, considérée comme généralité", etc. (Arch. nat., B III, 151, p. 143). Si l'on s'en rapportait aux rédacteurs du Cahier du tiers état d'Auxerre, l'élection de Vezelay eût été, au titre de la généralité dont elle dépendait, dans l'Ile-de-France: "Les communautés de la généralité d'Orléans [comprises dans le bailliage d'Auxerre] forment le voeu parliculier de n'en être point distraites, et celles de l'élection de Vezelay de ne point être séparées de la généralité de Paris, province de l'Ile-de-France." (Cahier cité, art. 7.)

Le marquis d'Argenson employait, dans ses Mémoires, le mot province dans le même sens: "Law me dit: Monsieur, jamais je n'aurais cru ce que j'ai vu pendant que j'ai administré les finances. Sachez que ce royaume de France est administré par trente intendants. Vous n'avez ni parlements, ni comités, ni États, ni gouverneurs, j'ajouterais presque ni roi, ni ministres. Ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépend le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité." (Ed. Jannet, t. 1, p. 166.)

Voudrait-on, cependant, rapprocher sérieusement la généralité de la province? L'intendant de Tours avait dans sa généralité la Touraine, le Maine et l'Anjou, et ce sont là trois provinces étiquetées sans réserves dans tous les livres. La Normandie, non moins classée grande province, était divisée en trois généralités: Rouen, Caen, Alençon.

Continuons, pour épuiser le sujet, à montrer, d'après les contemporains des prétendues provinces, à quelles impossibilités on se heurte quand on veut identifier la province avec une unité quelconque d'administration.

L'Auvergne formait, parait-il, deux provinces. Dans une requête présentée au roi, en janvier 1789, par les habitants du pays de Carladez et les officiers dudit pays à Vic, on lit: "L'Auvergne est divisée en deux provinces: la haute et basse Auvergne." (Arch. nat., B III, 136, p. 508.)

Les habitants de Saint-Flour avaient des doutes sur les limites de leur province et cherchaient un rapport avec le ressort des élections: dans une Délibération des officiers municipaux de Saint-Flour, on lit: "Attendu que l'étendue des deux parties de la province est déterminée par le ressort des deux seules élections qui existaient anciennement, l'une dans le bas pays, l'autre dans le haut... qu'en conséquence la réunion de la ville de Brioude, si toutefois elle fait partie de la basse Auvergne, est indifférente au haut pays", etc. (Arch. nat., B III, 136, p. 14.)

La Flandre wallonne et la Flandre maritime formaient, pour quelques-uns, deux provinces distinctes. Dans un Mémoire pour les députés du clergé et de la noblesse de la Flandre wallonne, daté du 16 janvier 1789, on lit; "Le ministère, convaincu de la nécessité de donner à ces deux provinces (Flandre wallonne et Flandre maritime) une meilleure administration, a secondé leur voeu", etc. (Arch. nat., B III, 72, p. 137.) - "Accorder l'union des deux provinces de Flandre pour n'en faire qu'un seul pays d'Etats... en laissant à chaque province son administration particulière régie par un bureau intermédiaire, composé de Wallons pour la Flandre wallonne et de Flamands pour la Flandre maritime." (Cahier de la noblesse de Bailleul, art. 24.).

Le bailliage de Commercy prétendait être une souveraineté, et, à une longue série de preuves historiques, ajoutait celle-ci: "Commercy a eu ses Grands jours... supprimés par l'édit du 23 janvier 1723, où il est dit, article 5, que la Chambre des comptes de Lorraine connaîtra des impositions dans la souveraineté de Commercy... S. A. R. Madame a eu ensuite, en ladite souveraineté, pareils Grands jours, Chambre des comptes et Conseil d'Étal. " (Extrait de pièces servant à établir la souveraineté de Commercy. Arch. nat., B III, 21, p. 655.)

La Navarre prétendait, dans le même esprit, n'être pas une province. Dans une Délibération des états de Navarre, du 6 mars 1789, on lit: "La Navarre n'est point une province de France; c'est un royaume à part, soumis au roi de France, mais distinct et indépendant du royaume de France..., les États du royaume de Navarre ont toujours conservé le titre d'États généraux; ils représentent donc un corps de nation entière et non une province membre d'un autre corps de nation." (Arch. nat., B III, 94, p. 108.) Le marquis de Lons, commissaire du roi en Navarre, écrivait de même à Necker: "La noblesse n'a pu voir qu'avec une extrême sensibilité que, dans le règlement adressé au sénéchal, leur pays est appelé province dc Navarre." (Arch. nat., B III, 94, p. 200.)

Le parlement de Paris avait fait publier, en 1776, pour son usage, un Dictionnaire des paroisses de son ressort. L'oeuvre fut jugée d'assez grande valeur pour servir de base à l'État des bailliages joint au règlement royal du 24 janvier 1789, et les ministres, à diverses reprises, renvoient, dans leur correspondance, à cet ouvrage. Or, on chercherait vainement le mot province dans ce volumineux recueil uniquement consacré à des divisions territoriales; bien plus, comme il fallait absolument, pour certaines listes (celle des présidiaux en particulier, p. V, et celle des bailliages, p. VII), indiquer la région dans laquelle ces justices étaient situées, sait-on quelle unité de ressort l'on choisi? Le diocèse. Et le choix se comprend d'autant mieux que le diocèse était, de tous les ressorts (encore faut-il faire des réserves pour les paroisses mi-parties ou contestées et pour les diocèses étrangers ayant juridiction en France), était, dis-je, le plus exactement délimité et le plus exactement connu.

Le nombre considérable des villes ou paroisses mi-parties, alternatives ou contestées entre ce que l'on nomme communément des provinces, rendrait, d'ailleurs, impossible la délimitation de ces provinces, dont la définition exacte n'est jamais donnée. Les mêmes difficultés que nous avons signalées pour les limites de la France se retrouveraient là, aggravées, étendues.

Le nombre des paroisses que, au cours de nos travaux sur la convocation, nous avons relevées comme étant mi-parties ou contestées entre plusieurs bailliages, dépasse dix-huit cents.

Mais, en nous en tenant au seul fait provinces, c'est par centaines encore que, dans les documents relatifs aux ressorts, on relève des indications comme celles-ci: "Blaringhem, partie Flandre et partie Artois"; Combles a député à Bapaume "pour la partie d'Artois"; Hellimer était "partie France et partie Lorraine"; Roupeldange était mi-partie Lorraine et Évêchés; Digoin était mi-partie Bourgogne et Bourbonnais. La liste pourrait ainsi se poursuivre pendant de longues pages.

On ne peut, d'ailleurs, oublier que, non seulement des paroisses, mais des territoires entiers étaient en contestation. La prévôté de Pierrefonds était en contestation entre les bailliages de Compiègne et de Crépy-en-Valois, auquel l'avait réunie un édit de 1758; mais, le remboursement des offices n'ayant pu se faire, elle était toujours "censée réunie à Compiègne".

Dans le Dictionnaire des paroisses, cité plus haut, on trouve, presque à chaque page, des indications comme celles-ci: "Loquin, du bailliage d'Ardres, qui prétend connaître des cas royaux: Montreuil prétend le contraire et a un arrêt provisoire" (p. 305; la même mention se trouve à Lostreban, à Louches, etc.). - "Jouzie, châtellenie de Charlieu, partie du ressort de Bourgogne, en contestation avec le parlement de Dijon" (p. 275). Hyguerande, châtellenie de Charlieu, partie en Bourgogne, l'église est en Lyonnais, dans l'étendue de Charlieu" (p. 265). - "Fournival, bailliage de Clermont-en-Beauvoisis; Montdidier a une partie de cette paroisse" (p. 218). - "Farguière, du bailliage royal de Marle, qui prétend les cas royaux; Laon prétend le contraire." - "Mondonville-la-Saint-Jean: partie de Montfort-l'Amaury, de Chartres, d'Orléans et de Yenville [Janville]" (p. 360). - "Prunay-sous-Ablis, bailliage de Montfort-l'Amaury, prétendu par Chartres, Dourdan et Étampes; on croit l'église sur Chartres." Une plus longue énumération serait fastidieuse; nous renvoyons le lecteur à cet ouvrage qui, nous le rappelons, avait été publié par les soins et pour l'usage du parlement de Paris.

Parmi les territoires en contestation, on ne peut oublier le Donziois. Le règlement du 24 janvier ayant annexé le Donziois au bailliage de Nivernois, les officiers du bailliage d'Auxerre protestèrent dans un Mémoire adressé à Necker, le 14 février 1789: "Depuis plus de deux siècles et demi, écrivaient-ils, le bailliage d'Auxerre est en procès avec les ducs de Nevers, au sujet de la baronnie de Donzy... il est intervenu, en 1745, un arrêt du Parlement qui nous a confirmés dans notre droit de possession et ressort sur le Donziois et en ordonne la maintenue." (Arch. nat., B III, 16, p. 52.) La convocation fut presque partout, suivant un mot alors courant, un combat de ressort, et les contestations que nous relevons ici se retrouvent sur bien d'autres points de la France.

Pourrait-on, dans un cadre aussi morcelé, aussi incohérent, aussi bizarre, trouver place pour des provinces telles qu'on les montre couramment et qu'on les suppose entendues, c'est-à-dire ayant une action et des limites précises? Le tableau que nous venons de faire ne permet pas, on en conviendra, cette prétention.

Les écrivains qui traitent des provinces de France (et nous ne parlons pas seulement ici des pédagogues) ne manquent pas de faire un rapprochement avec les gouvernements généraux et de se créer par là une légitimation ou un appui. Or ce rapprochement est-il possible? Le plus superficiel examen montrera que non. Le marquis d'Angosse écrivait à Necker, le 23 novembre 1788: "Je crois devoir vous représenter que le gouvernement de Guyenne étant vacant et étant compose de beaucoup de provinces, il est impossible que les lieutenants généraux du gouvernement puissent être chargés de toutes les convocations." (Arch. nat., B III, 9, p. 187.) Les contemporains n'entendaient donc plus le mot province dans le sens de gouvernement. On remarque souvent maintenant, même dans des ouvrages d'apparence savante, que l'ancienne France (mot commode puisqu'il permet de ne pas fixer une date) était divisée en 32, 33 ou 40 gouvernements généraux. Les écrivains contemporains commettaient sur ces matières les plus singulières méprises, dues surtout à leur mode de travail plus singulier encore; aussi, l'étude seule des documents authentiques peut-elle fournir sur ces points d'histoire et de géographie des détails précis. Le dernier état des gouvernements généraux des provinces a été fixé par l'Ordonnance royale du 18 mars 1776. L'article 1 porte: "Le nombre des gouvernements généraux des provinces restera fixé à 39, comme il l'est aujourd'hui", etc. Suit un état des 39 gouvernements généraux. On ne prétendra pas sans doute que le mot provinces, joint ici à gouvernements généraux, peut légitimer l'assimilation avec des provinces quelconques; le mot n'arrive là que comme opposition à Paris, ville, prévôté et vicomté, et aux gouvernements des maisons royales; le quarantième gouvernement général, en effet, est celui de Paris, mais il n'est pas compris dans la précédente série. L'article 8 de cette ordonnance porte: "N'entend S. M. comprendre dans les changements annoncés par les articles précédents le gouvernement de Paris, celui de Monaco, ni les gouvernements et états-majors qui se trouvent dans sa bonne ville de Paris, banlieue d'icelle et dans les maisons royales, lesquels seront conservés sur le pied actuel."

Nous reviendrons plus loin sur les gouvernements; examinons seulement si, en consultant l'état joint à l'ordonnance de 1776, on peut y trouver les provinces communément enseignées. Remarquons tout d'abord que 1'ordonnance citée divise en deux classes les 39 gouvernements généraux: 18 à 60.000 livres, 21 à 30.000 livres; les gouvernements particuliers, au nombre de 114, sont en réalité des gouvernements de villes et aucune confusion n'est ici possible. Le roi, dans le préambule, a déclaré que c'était là des grâces militaires; donc, sauf le revenu, il n'y a, dans la constitution même de ces 39 gouvernements généraux, aucune différence. On pourrait sans doute, sur ces bases, trouver un lien réel entre quelques-uns des gouvernements généraux reconnus par l'ordonnance de 1776 et les provinces communément admises, et cela d'autant plus aisément que le mot province se prête, comme nous l'avons vu, aux arrangements les plus divers. Partout où certaines unités d'administration sont assez bien groupées pour former un ensemble homogène, le rapprochement est possible; tels sont, par exemple, la Bretagne, le Roussillon, le Languedoc; mais, si l'on veut aller plus loin, les difficultés commencent. La Normandie était un gouvernement général, mais le Havre était constitué en gouvernement général identique quant aux droits. Voilà déjà l'unité provinciale de la Normandie détruite. L'ordonnance de 1776 reconnaît et maintient, au même titre que le Languedoc et la Bretagne, les gouvernements généraux suivants: Saumurois, Saintonge et Angoumois, Toul et pays Toulois, Boulonois, Flandre et Hainaut, le Havre, la principauté de Sedan. Peut-on sérieusement tenter un rapprochement entre ces gouvernements généraux (qu'ils forment unité comme le Toulois ou une réunion comme Flandre et Hainaut) et ces malencontreuses provinces si prodigieusement ancrées dans l'esprit public qu'on ne pourra de longtemps faire entendre, en ces matières, la vérité?

Une dernière remarque s'impose: une carte qui représente pour le temps un effort considérable a été "levée par ordre du gouvernement", de 1744 à 1789: c'est celle dite de Cassini. Les auteurs ont poursuivi, pour l'exactitude topographique, des travaux considérables; si des divisions territoriales quelconques, pouvant être indiquées sur une carte, existaient, ils n'auraient pu manquer d'en faire mention, et par des noms et par des lignes de démarcation; or, non seulement cette carte, à laquelle on a travaillé pendant cinquante ans, ne donne aucune indication de divisions territoriales (provinces ou autres ressorts), mais il serait impossible d'y reconnaître les limites du royaume de France. On n'y remarque que d'incohérentes indications, des lignes de démarcation auxquelles ne correspondent aucunes mentions précises. Les recherches tentées témoignent cependant que les auteurs n'ont pas eu, de parti pris, la résolution de proscrire toute division territoriale et toute limite du royaume. Le résultat donne précisément le tableau de l'incohérence et du désordre que nous signalons à chaque page de ce travail.

Voici, d'ailleurs, pour ne laisser aucun doute sur cette matière, un résumé des observations que nous avons faites sur un Atlas comprenant les 180 premières feuilles de Cassini: 36 feuilles ne contiennent ni lignes de démarcation, ni noms de divisions territoriales quelconques; 28 feuilles contiennent des lignes de démarcation, mais sans aucun mot déterminant les ressorts que ces lignes devaient fixer; 10 feuilles contiennent des noms (Languedoc, Provence, territoire d'Arles, la Crau, Basse-Navarre, la Soule, etc.), mais sans aucune ligne de démarcalion. Quelques feuilles donnent les noms et les limites de Diocèses; il n'y a pas, dans ces feuilles, d'autres ressorts. D'autres donnent les Vigueries. Le plus grand nombre des feuilles contiennent des mentions de divisions territoriales indéterminées: Combraille, Brionnais, Dombes, Bresse, "le Val Romay", Velay, Agenois, Gevaudan, etc., avec des lignes de démarcation si confuses qu'il est impossible de les suivre. La mention la plus extraordinaire est celle de "Coutumes du Bourbonnais", que l'on relève sur un territoire allant de Meillant à Burdais. Ainsi, les auteurs de la carte de Cassini ignoraient que, en plusieurs pays, c'était la nature des causes ou la nature des terres qui, très souvent, fixait la coutume: dans la Basse-Marche, qui avait des coutumcs propres, les testaments étaient régis par la coutume du Poitou; dans d'autres pays, les terres ecclésiastiques et les terres nobles étaient régies par le droit écrit et les terres roturières par la coutume. Le bailliage de Concressault "était régi par la coutume de Berry pour les rotures et par celle de Lorris pour les fiefs". Des terres françaises étaient régies par des coutumes étrangères: "Que Dunkerque et Gravelines continuent d'être régies par la coutume de Bruges", etc. (Cahier du tiers état du bailliage de Bailleul). Comment concevoir que les auteurs de cette carte aient pu arriver seulement, dans ces conditions, à fixer le ressort territorial d'une coutume? L'entreprise des Cassini, au point de vue des divisions territoriales, était d'ailleurs condamnée d'avance, puisque son établissement devait durer un demi-siècle; elle échappait ainsi en effet aux deux règles indispensables: un événement précis à fixer, un document authentique à utiliser.

Nous nous sommes longuement arrêté à ce mot province; c'est par la seule vérité d'un mot que se forment ou se faussent l'enseignement public et l'esprit public qui en est la conséquence. Les erreurs commises ne pourraient se relever, tant elles sont nombreuses. On a imaginé, par exemple, une province de Vendée, née celle-là soit du département créé en 1790, soit de la guerre qui dévasta ce pays; on en chercherait vainement la trace dans le langage d'autrefois. Depuis 1871, autre exemple, le mot d'Alsace-Lorraine, universellement adopté, a faussé l'esprit public à un point que l'on ne saurait croire. Pour nous, Français, en effet, la Lorraine (ou plus exactement les duchés réunis de Lorraine et de Bar) ne peut être que l'ensemble des possessions réunies à la terre de France après la mort de Stanislas en 1766. On serait cependant, dans certains milieux, traité d'ignorant fantaisiste si l'on faisait entendre que Metz, Longwy, Thionville, pour ne citer que quelques villes, faisaient partie non pas de la Lorraine, mais des Trois-Évêchés, une province, au sens commun du mot, ayant un gouverneur général, un intendant, une unité d'administration, mais à la vérité une province oubliée. C'est la méconnaissance de l'histoire de notre pays depuis les traités de Westphalie jusqu'en 1766. On a complètement oublié, de plus, qu'il n'y avait aucune communauté ni de vues ni d'intérêts entre les Lorrains et les Évêchois. On sait cependant, par les meilleurs témoignages, que les anciennes guerres avaient créé entre les deux pays un état de véritable hostilité que ne modifia ni la conquête des Trois-Évêchés, ni la réunion de la Lorraine au royaume de France, et que la formation des départements fit seule disparaître. Le mal est arrivé à ce point que, dans une oeuvre toute récente, la Grande Encyclopédie, on peut voir (t. XXII) une carte superbe intitulée Lorraine (sans aucune réserve); dans le ressort de cette Lorraine-là, on remarque Metz, Thionville, Longwy, et Nancy n'y est pas.

Dans cet obscur domaine de l'ancienne France où se rencontraient tant de pouvoirs mal déterminés, tant d'institutions sans bornes précises, tant de ressorts indéfinis, faut-il renoncer cependant à trouver quelque claire formule donnant, au moins dans son ensemble, une idée des principales divisions territoriales? Nous ne le pensons pas.

La France d'autrefois présentait, pour l'administration, trois grandes divisions générales que l'on retrouve dans toutes les décisions du pouvoir: pays d'élections, pays d'États: pays conquis. Mais ce n'est pas dans cette voie qu'il faut s'engager lorsqu'il s'agit d'enseignement public. De ces divisions trop générales il faudrait arriver aux particulières, et, sur la seule question de savoir où finissaient ces divisions mêmes, on se heurterait aux plus graves difficultés. Aux termes du règlement royal du 24 janvier 1789, les pays d'élections eussent été délimités par les 19 généralités dites d'élections, auxquelles était consacré ce règlement; mais, en cette circonstance comme en mille autres, c'est-à-dire toutes les fois qu'il prétendait donner à son administration une apparence même d'unité, le pouvoir royal se trompait lui-même ou se leurrait d'un ordre qui ne pouvait pas exister. Dans ces 19 généralités dites d'élections se trouvaient, en effet, des régions, le Boulonois par exemple, la ville de Lectoure, etc., qui n'étaient pas soumis aux droits d'aides et dans lesquelles, par conséquent, les tribunaux nommés élections n'existaient pas. Dans ces 19 généralités d'élections, enfin, se trouvaient des pays d'Etats, le Nébouzan, les Quatre-Vallées, le Marsan, etc. Car pour les pays d'États, la même difficulté se présente: où commençaient, où finissaient les pays d'États? La Bretagne, le Languedoc étaient de vrais pays ayant des États; mais, en passant par le Béarn, la Soule, la Navarre, qui en avaient aussi, pourquoi exclurait-on le Nébouzan, les Quatre-Vallées, le Gévaudan, le Mâconnois, les Marches communes, etc., qui avaient aussi des États de moindre importance sans doute (on disait alors des administrations particulières), mais de véritables États? Il serait impossible de prendre l'importance de ces États comme base d'une classification générale. Les pays conquis, c'est-à-dire, pour résumer, les pays n'ayant ni États ni élections, seraient aussi difficiles à délimiter.

La définition la plus claire, celle aussi qui se rapprocherait le plus de la vérité, serait, en définitive, sous les réserves que nous avons faites, celle qui a été donnée en septembre 1789 par le Comité de constitution et citée plus haut: "Le royaume est divisé en autant de divisions différentes qu'il y a de diverses espèces de régimes et de pouvoirs: en diocèses sous le rapport ecclésiastique, en gouvernements sous le rapport militaire, en généralités sous le rapport administratif, en bailliages sous le rapport judiciaire." Examinons donc brièvement l'état, en 1789, de ces quatre régimes ou pouvoirs.