HISTOIRE DU DAUPHINÉ - N. Chorier

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Tome I - livre VIII - chapitre V et VI - pages 366 à 373

Les lois et les ordonnances produisent toujours dans nos esprits, si nous y faisons les réflexions nécessaires, une idée assez expresse de ce que font les peuples pour qui elles ont été faites. Elles apprennent quel en est le génie, quelles en sont les moeurs et à quoi ils sont naturellement enclins. Repassons donc sur celle-ci et remarquons-en les principaux chefs pour en tirer cet avantage. Commençons par les personnes, comme par les plus dignes et de qui l'on parle ; avant que l'on traite des autres choses, qui ont été créées par la nature ou inventées par l'art seulement pour leur bien et pour leur usage. Elle défend d'avoir du mépris pour les prêtres ou pour les églises. Un prince a peu de soin de son honneur qui ne le fait pas consister à défendre celui des prêtes contre les malins ou les stupides.

L'ingénuité et la servitude avaient lieu chez les Bourguignons comme elles l'avaient chez les Romains, et toutes les personnes de naissance libre n'étaient pas d'un prix égal. Elles étaient estimées différemment, selon leur condition. Cette différence servait à régler les peines pécuniaires, qui sont fréquentes en cette loi. L'homme noble et de condition élevée y est estimé trois cents sols ; Celui d'une naissance et d'une fortune médiocre, deux cents ; celui de la plus basse, cent cinquante, et le serf, trente seulement, si ce n'est qu'il soit savant en quelque art et que sa capacité augmente son prix.

Les serfs n'avaient pas la liberté de porter les cheveux comme les portaient les hommes libres, et les leur faire pour leur donner moyen de se sauver plus facilement, c'était une faute toujours punie.
La peine de celui qui a donné du pain à l'esclave fugitif, qui lui a facilité le passage d'une rivière ou qui lui a montré le chemin, est qu'il est obligé de le représenter, s'il n'a point ignoré sa qualité.
Mais qui recommandait un esclave fugitif par des lettres de faveur, s'il était libre, il perdait le poing, et si c'était un esclave, outre cette peine, qui lui était aussi imposée, il recevait trois cents coups de bâton.
On ne pouvait légitimement contracter avec les serfs parmi les Bourguignons non plus que parmi les Romains, si ce n'est que leur maître les eût préposés à quelque genre de trafic, de négociation et de commerce. En ce cas-là, le maître devait répondre de leur fait et ne pouvait s'en excuser qu'en perdant son esclave.

La servitude choque la nature, qui, faisant naître tous les hommes d'une même manière, les fait aussi tous naître également libres. Mais le droit des gens s'étant opposé à ce droit naturel, il a été du moins trouvé juste par les législateurs les plus sévères que, comme on peut de la liberté descendre à la servitude, on puisse aussi de la servitude s'élever à la liberté. Les Bourguignons affranchissaient leurs esclaves ou par une écriture authentique ou par leur déclaration de vive voix. Mais ni cette écriture, ni cette déclaration favorable n'avaient d'effet, si l'acte n'était signé de cinq ou de sept témoins ou si la déclaration à l'esclave n'avait été faite en la présence d'un même nombre de personnes capables d'en déposer.

L'esclave qui se prétendait libre était conduit lié en la place publique, et, y était exposé, s'il ne trouvait personne qui voulut prendre part à son intérêt et se déclarer pour lui, il ne lui était pas permis de porter la plainte lui-même aux magistrats. Il était ramené en la maison de son maître. Mais si celui qui avait jouit de la liberté durant trente ans était soutenu esclave, il fallait qu'il fût conduit devant le juge, et s'il ne trouvait personne qui voulut entreprendre sa défense contre le demandeur, les juges étaient chargés d'examiner sa cause avec toute l'intégrité et tous les soins dont ils étaient capables, et cependant ils le logeaient chez eux.

L'esclave ayant été affranchi n'était pas facilement rappelé à la servitude. Il fallait qu'il eût offensé cruellement son libérateur, et que son ingratitude fût si grande et si visible qu'elle n'eût d'excuse légitime et ne méritât de pardon ; et, en faveur de la liberté, le droit d'exercer cette action était personnel ; il appartenait qu'au patron et ne passait point à ses héritiers. Ce privilège est appelé pontificium dans cette loi, comme le font de même tous les autres qui attribuent des prérogatives particulières.
Ainsi l'esclave, une fois affranchi, jouissait du bienfait de son maître, quelque résistance qu'il y fit. Mais s'il avait été vendu par lui en un pays étranger et qu'il revint en ce pays, il y rentrait libre, sans que son maître put lui rien opposer pour se l'assujettir encore une fois. Tout l'avantage qu'il avait alors, c'était que le droit de patronage lui en était donné à l'exclusion de tout autre.

Les Juifs sont une autre espèce d'esclave parmi les chrétiens. Ils n'étaient pas chassés des terres des Bourguignons, et nous en verrons en ce pays, qui a été la principale province de leur royaume longtemps après sa ruine ; mais il ne leur était permis d'y habiter que sous des conditions bien rigoureuses et néanmoins bien dignes d'eux. Le Juif qui avait frappé un chrétien ou de la main, ou du pied, ou d'un bâton, ou d'un fouet, ou d'une pierre, ou qui l'avait pris aux cheveux, avait le poing coupé, ou pour se garantir de cette peine, il était obligé de payer soixante-quinze sols d'or pour le rachat de sa main et encore douze sols d'amende. Mais si c'était un prêtre qu'il eût frappé, la mort et la confiscation de tous ses biens étaient le châtiment de son crime et de son impiété.
La confiscation est promise en cette rencontre en haine de la personne criminelle plutôt que du crime.

Les moines et les religieux déposent leur liberté entre les mains de leurs supérieurs par la force de leurs voeux. Ils se vainquent eux-mêmes pour Jésus-Christ, et comme ses prisonniers, ils deviennent ses serfs ; mais nulle liberté n'est comparable à cette servitude. Les jurisconsultes les considèrent comme esclaves pour tous les actes de la vie civile et les en jugent incapables. Les religieuses, que nos pères ont nommées nonnains et les Latins sanctimoniales, n'étaient pas pourtant privées de tout droit de succession. Cette loi leur donne une partie des biens de leurs pères, mais il est vrai qu'elle leur en défend l'aliénation.

Les pupilles et les mineurs, quoi que d'une libre condition, n'ont pas la liberté d'agir. Il ne leur est pas permis de conduire leurs affaires, parque qu'ils n'ont pas les lumières nécessaires pour le faire avantageusement. La loi des Bourguignons donne leur tutelle et leur administration à leurs mères, si elles la demandent, de sorte qu'elle ne souffre qu'aucun autre parent leur soit préféré ; si elles la refusent, elle est donnée aux plus proches.
La vraie minorité ne durait néanmoins, par le droit de ces peuples, que jusqu'à l'âge de quinze ans. Le mineur, jusqu'à ce temps-là, ne pouvait ni affranchir ses esclaves, ni donner, ni vendre son bien, et s'il l'avait fait, il avait quinze ans pour en recourir ; mais après ce terme il ne le pouvait plus.

Les états doivent au mariage ce qu'ils ont de forme et de dignité. C'est pourquoi les législateurs ont appliqué principalement leurs soins et leur industrie à le rendre vénérable et sacré. Le mari achetait sa femme chez les Bourguignons, et la femme son mari. Le prix de la femme de condition élevée était de trois cents sols d'or et celui du mari de cent cinquante. Ils se donnaient réciproquement ces deux sommes. Le nom en est vuittemon dans cette loi, et en ce passage elles sont appelées le prix de l'un et de l'autre. D'abord que le paiement en était fait, quoi que le mariage ne fût point consommé, la femme n'avait plus la liberté de se rétracter, ni d'en épouser un autre. Fredegisele, écuyer de Gondebaud ou de Sigismond, si le mot de spatharius signifie cette qualité, avait ainsi contracté mariage avec Aunegilde. Elle avait déjà reçu de lui une partie de cette somme, majorem nuptialis pretij partem, dit cette loi, sponso adnumerante perceperat, quand, portée d'une nouvelle amour, elle en contracta un autre et le consomma effectivement avec Balthamode. Fregegisele, s'en étant plaint, donna lieu à un règlement général par lequel celui qui tomberait en cette faute à l'avenir fût condamné à la mort, comme coupable d'un crime qui la méritait.

Le consentement du père n'était pas si nécessaire au mariage de ses enfants que s'il y manquait ce fût un moyen de la faire déclarer nul. La peine n'en était que pécuniaire contre celui qui avait épousé une fille sans l'avoir demandée à son père et le contrat ne cessait par de subsister.
Les biens de la femme étaient en la libre possession de son mari, il avait autant de puissance sur eux que sur elle, comme parle cette loi.
Quelques-uns des Pères, partisans trop zélés de la chasteté, ont dit que les secondes noces sont un honnête adultère. Cette loi semble les condamner en la personne des femmes qui convolent à un second mariage. Elle veut que ce qu'elles ont reçu du premier soit rendu aux héritiers légitimes de leur premier mari, et qu'il ne leur demeure d'assuré que ce que leur dernier mari leur aura donné.

Le divorce n'était nullement permis à la femme, mais seulement au mari, en ces trois cas seulement : s'il prouvait que sa femme, qu'il voulait quitter, eût commis adultère ; qu'elle s'adonnât au sortilège et aux maléfices de cette nature, ou qu'elle eût violé les sépulcres. Il ne pouvait s'en défaire autrement, et néanmoins, s'il aimait mieux lui abandonner sa maison et tous ses biens, de sorte qu'elle et les enfants en pussent jouir paisiblement, il ne lui était pas défendu de le faire. Le déplaisir de quitter ses biens n'est pas moins sensible que le plaisir de quitter une mauvaise femme. Aussi est-il assuré qu'il y en a peu qui se portaient à cet acte de désespoir. Pour la femme, elle n'avait pas droit de prétendre au divorce, ni de le demander contre son mari, et si elle le quittait et se séparait de lui, elle était étouffée dans la boue, genre de supplice horrible et extraordinaire.

La loi des Visigoths explique ce que c'est que violer les sépulcres.
On ne saurait jamais avoir assez de sévérité pour l'adultère, qui dérobe au mari sa femme, au père ses enfants et aux successeurs légitimes les biens à la possession desquels la nature les appelait et que par lui la nature leur ravit. La loi des Bourguignons était pour le châtier conforme à la loi romaine. Elle permettait de tuer l'homme et la femme qui étaient surpris en ce crime. Mais si l'un des coupables était épargné, le prix en était dû au fisque par celui qui n'avait que commencé l'ouvrage d'une si juste vengeance.
Le mari avait plus d'avantage ; commettant la même faute il n'en était point punit, pourvu que l'inceste ne fût mêlé à l'adultère, et encore la peine qui lui était imposée n'était pas fort à craindre à un homme qui aurait préféré la volupté à la dépense. S'il était trouvé en adultère avec sa parente propre ou avec la soeur de sa femme, il n'était obligé que d'en payer le prix au plus proche qu'elle eût et douze sols d'amende. Mais la malheureuse perdait la liberté, elle entrait dans la servitude du souverain et devenait une de ses esclaves, sujette à toute la honte et à tous les maux qui accompagnaient cette basse et infâme condition.

La femme n'est pas l'absolue maîtresse de son corps au préjudice de son mari, ni la fille du sien au préjudice de son père. Aussi le rapt n'est pas un moindre crime que l'adultère, et néanmoins les Bourguignons ne le punissaient pas avec tant de rigueur. Qui était assez riche pour payer six fois le prix de la fille, c'est à dire six fois ce qu'un mari lui aurait donné pour l'épouser, et une amende de douze sols en était quitte pour cela. S'il ne le pouvait, il était donné et abandonné aux parents de cette fille, qui avaient dé lors la licence d'un faire ce qu'ils voulaient et un pouvoir souverain de vie et de mort sur lui.

L'offense que l'on fait à la femme intéresse non seulement le mari, mais aussi la nature même. Les ayant fait naître plus faibles que les hommes, elle les oblige à leur protection. Comme les femmes n'ont de beauté que pour en faire part aux hommes, les hommes n'ont de force ni d'autorité qui ne doive être commune aux femmes. L'homme de naissance libre qui avait décoiffé et battu une femme dans sa maison ou dans un grand chemin, était condamné à lui payer douze sols et une amende de même somme envers le roi. Si c'était un esclave, deux cents coups de bâton étaient le châtiment de sa faute ; mais si on lui avait arraché ou coupé les cheveux, la peine était de trente sols envers elle et l'amende de douze sols envers le roi. Si un serf s'était porté à cette violence, la mort était la peine de son crime. Il n'y avait pour l'accusé d'autre justification que de prouver que la femme qui se plaignait était sortie volontairement de sa maison pour prendre part à une querelle qui lui devait être indifférente.
Ainsi le prix d'un esclave n'était pas toujours de trente sols, puisqu'il n'est ici estimé que dix.

C'est du devoir du mari de n'être pas seulement le protecteur de sa femme contre ses ennemis pendant sa vie, mais de l'être encore après sa mort contre la pauvreté et la nécessité, qui de tous les ennemis que peut avoir la vertu de ce sexe est toujours le plus redoutable. Il est juste que les maris laissent à leurs femmes des preuves de leur amour, et quand on ne le fait pas, il est à propos que les voix parlent pour elles en cette occasion. Celle des Bourguignons donnait à la veuve qui n'avait de son mari qu'un fils unique le tiers de tous les biens qu'il avait laissés, pour jouir du revenu durant son veuvage.
Mais cela n'avait lieu qu'en faveur de la femme qui n'avait pas de quoi vivre commodément, soit du chef de son père, soit d'ailleurs, et à qui son mari n'avait fait de libéralité considérable. Si le nombre de ses enfants était de deux, de trois ou de quatre, ou même de plus, le tiers était réduit au quart sous la même condition. Cette grâce n'était accordée qu'aux veuves qui par leur vertu conservaient l'honneur de leurs maris morts, en conservant le leur dans la chasteté de leurs personnes. Celles qui se gouvernaient mal n'étaient pas seulement indignes de ce bienfait, mais aussi de tout autre.