DES TITRES ET MAJORATS par M. Borel d'Hauterive (1847)

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DES TITRES, DES MAJORATS, DE LEUR CONCESSION, DES ADDITIONS DE NOMS
ET DE L'ORGANISATION DU BUREAU DES AFFAIRES CIVILES ET
DU SCEAU, AU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Après avoir été longtemps réservés à quelques maisons anciennes et puissantes du royaume, les duchés, marquisats, comtés et autres fiefs titrés, commencèrent au quinzième siècle à se multiplier par le nombre toujours croissant des nouvelles créations faites par nos rois. Puis l'usage de prendre des titres qui ne reposaient sur aucune érection de terre s'introduisit sous Louis XIII, et devint général sous les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Les qualifications toutes personnelles, octroyées aux gentilshommes qui étaient admis aux honneurs de la cour, furent prises aussi par leurs parents et conservées par leurs héritiers, comme si la consanguinité eût établi la même solidarité de titre que de nom. Si le prince employait, par courtoisie ou par mégarde, une titulature, soit dans un brevet, soit dans une lettre particulière, soit même dans la conversation, la personne qui était l'objet de cette faveur ou de cette distraction, s'empressait de la considérer comme une concession régulière. Enfin enhardies par la tolérance du prince et par l'inexécution de la loi, qui elle-même ne condamnait les contrevenants qu'à une simple amende, les usurpations devinrent si fréquentes, si ordinaires, qu'il parut naturel de prendre à sa guise un titre, en ne consultant d'autre règle que son caprice, sa fortune et sa position: un mariage, une naissance, un décès, une promotion à quelque dignité, furent autant d'occasions de s'attribuer une qualification, dont la prise de possession, dans le billet de part, était la seule investiture.

L'abolition des distinctions honorifiques de la féodalité le 19 juin 1790 avait fait, avec la chose, disparaître l'abus. Lorsque Napoléon constitua la noblesse impériale, il ne reconnut d'autres titres que ceux qu'il concédait ou qui étaient soumis à une nouvelle confirmation.

La défense d'usurper les qualifications nobiliaires trouva sa sanction dans l'article 259 du Code pénal ainsi conçu :
« Toute personne qui aura publiquement porté un costume, un uniforme ou une décoration qui ne lui appartenait pas, ou qui se sera attribué des titres impériaux(1) qui ne lui auraient pas été légalement conférés, sera punie d'un emprisonnement de six mois à deux ans. ».

On vit alors des Montmorency, des Bauffremont, des Noailles, des Cossé-Brissac, des Mortemart accepter avec empressement le titre de comte; des Clermont-Tonnerre, des Melun, des Chanaleilles, des Montalembert recevoir celui de baron. Le coup était porté; il ne s'agissait plus désormais que de tenir la main à ce que les dispositions de la loi fussent exécutées.

Les événements de 1814 rejetèrent tout dans le chaos. Par l'article 71 de la Charte, l'ancienne noblesse fut autorisée à reprendre ses titres, la nouvelle à conserver les siens. Comme il n'y eut dans cette réintégration ou ce maintien, aucun contrôle, aucune intervention officielle, toutes les anciennes usurpations reparurent, et un grand nombre de nouvelles se glissèrent et s'abritèrent dans la foule. La confusion devint générale, et chacun, prétendant se remettre en possession de son bien, s'empara de ce qui lui sembla à sa convenance: ce fut un véritable pillage.

La crainte qu'on avait alors de mécontenter les exigences de l'amour-propre, et de paraître ingrat envers d'anciens serviteurs, la difficulté de procéder à la vérification des droits de chacun, et, par suite, de réprimer les usurpations de titres, peut-être aussi la répugnance d'exécuter une loi qui sentait trop son origine impériale rendirent illusoire l'article 259 du Code pénal. Pendant toute la Restauration, le ministère public ne requit pas une seule fois d'office l'application de cet article; hors les cas où le délit se trouva connexe avec des faits d'escroquerie, d'abus de confiance ou des motifs politiques.

La tolérance avait laissé le champ libre aux envahissements. De même que la monnaie se déprécie du jour où il n'existe plus de répression efficace contre les faux monnayeurs, les titres perdaient d'année en année d'autant plus de leur valeur que leur possession exclusive était moins garantie à leurs légitimes propriétaires. Après la révolution de juillet, on continua, par esprit d'hostilité, l'oeuvre de destruction commencée par l'esprit d'indulgence. Les dispositions contre les usurpateurs de titres restaient écrites dans le Code pénal, mais leur application était en complète désuétude. La loi du 28 avril 1832, fit disparaître cette inconséquence. Elle retrancha de l'ancienne rédaction de l'article 259 ces mots: « Ou qui se serait attribué des titres royaux qui ne lui auraient pas été légalement conférés. » Cette suppression, qui souleva d'assez grandes discussions dans les deux chambres, et causa beaucoup de bruit dans les salons, n'a fait qu'un acte de raison en effaçant du Code un paragraphe dont la présence devenait ridicule, à moins, ce qui alors eût été difficile, de le remettre en vigueur.

En l'absence de toute autorité judiciaire, devant une législation muette, le tribunal de la conscience et celui de l'opinion publique sont restés seuls chargés d'avertir et d'arrêter ceux qui s'arrogent des titres de noblesse. Mais l'orgueil est si habile à se créer de spécieux prétextes que ce dernier frein est resté sans action. On s'est empressé de toutes parts, et même dans les rangs les moins aristocratiques de la société, dans la finance et le commerce, de s'emparer de distinctions honorifiques, qui, toutes démonétisées qu'elles sont, n'en conservent pas moins un éclat, une valeur fictive, et qui pourront peut-être un jour de nouveau avoir légalement cours.

Une circulaire ministérielle, pour parer le plus possible à un abus devenu inévitable, a recommandé, il y a quelques années, à tout officier de l'état-civil de ne donner aux personnes qui figurent dans les actes qu'il rédige, d'autres noms et titres que ceux portés dans leurs actes de naissance par elles et par leurs parents. Mais cette prescription, en apparence facile à exécuter, rencontre de graves obstacles et mène droit à l'opposé du but qu'on voulait atteindre. En effet, pour une déclaration de naissance, les officiers municipaux n'exigent pas et n'ont pas le droit d'exiger la représentation de l'acte de naissance du père de l'enfant. Ils sont donc dans l'impossibilité de constater s'il est en possession légitime des titres qu'il prend; et cependant désormais l'acte fera foi et servira de pièce justificative pour les qualifications nobiliaires du nouveau-né.

En second lieu, si l'aïeul de l'enfant existe encore et qu'il n'assiste point à la déclaration comme témoin, il ne doit et ne peut y figurer en sa simple qualité d'ascendant. Le père seul y est alors mentionné, et, n'ayant pas encore hérité du titre de l'aïeul, il ne porte que le titre immédiatement inférieur, s'il se conforme à l'usage et à la hiérarchie nobiliaire. L'enfant qui, par exemple, est fils d'un marquis et petit-fils d'un duc, ou fils d'un vicomte et petit-fils d'un comte; se verra donc à jamais dépouillé du titre qui devrait lui échoir un jour par héritage de son grand-père.

Le principal, pour ne pas dire l'unique cas où il y a lieu de se conformer à la circulaire ministérielle, c'est dans la rédaction des actes de mariage. Alors, en effet, l'officier de l'état-civil, auquel il est indispensable que les parties contractantes représentent leurs actes de naissance, peut refuser de leur donner d'autres titres que ceux qui s'y trouvent portés. Mais, comme nous venons de le voir, on arrive par ce moyen à un résultat erroné; on est conduit à refuser dans certain cas à une personne la qualification nobiliaire de ses ancêtres, et à lui accorder, dans d'autres cas, celle que son père avait usurpée.

Ces difficultés d'exécution ont empêché la plupart des officiers municipaux de suivre l'injonction du ministre; et, si quelques-uns ont voulu le faire, il en est résulté des contestations et des procès.

Dans cet état de choses et pour agir avec justice et vérité, le seul parti rationnel, ce serait d'exiger que, pour être admis dans un acte de mariage à porter un titre, le contractant fût tenu de produire la concession primitive, régulière et légale, que lui ou que l'un de ses ascendants a reçu, et de justifier dans le second cas, de sa filiation.

Mais devant qui produire ces preuves ? en cas de litige, à quel tribunal compétent s'adresser ? Autrefois il existait une commission du sceau. Elle était chargée de toutes les questions de collation, confirmation, reconnaissance et vérification de titres de noblesse, d'addition de noms, de concession d'armoiries, d'érection de majorats, de dotation, etc. Munie de pouvoirs spéciaux, formant un corps à part au ministère de la justice, elle pouvait procéder avec lumière et autorité. Elle comptait en 1830, pour son président, M. le marquis de Pastoret; parmi ses membres, MM. le vicomte de Senonnes, le baron Malouet, le marquis de Portes, le baron de Forges, etc. C'était un tribunal éclairé, devant lequel les parties, assistées de leurs référendaires, pouvaient porter leurs réclamations, poursuivre la reconnaissance et l'exercice de leurs droits. Mais depuis la révolution de juillet cette commission est abolie. Ses attributions ont été conférées au deuxième bureau de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice, qui fonctionne alors sous le nom de Conseil d'administration. C'est là que, par la filière bureaucratique ordinaire d'un chef, d'un sous-chef et d'un commis, passent et se traitent toutes les demandes et les réclamations relatives à la naturalisation, aux dispenses d'âge, de parenté et d'alliance pour le mariage, aux changements et additions de noms, aux titres, majorats et dotations; aux droits de sceau, à leur remise et à leur réduction et, par une bizarre anomalie, à la publication du Journal des Savants, bien étonné sans doute de se trouver en telle compagnie.

On a respecté, il est vrai, les charges de référendaires au sceau; mais c'est à cause sans doute de leur vénalité et pour ne point priver leurs possesseurs d'un bien qu'ils avaient légitimement acquis; car ces offices n'ont plus la moindre utilité. Autrefois on procédait par instance devant la commission; aujourd'hui on agit devant les employés en solliciteurs. Si l'on conserve des référendaires auprès de la direction des affaires civiles, pourquoi ne pas en établir auprès de chaque ministère, de chaque bureau; car on est dans tous envahi par des pétitionnaires et des solliciteurs, dont il serait d'autant plus utile d'examiner les droits, que leurs demandes ne leur sont accordées qu'au préjudice des intérêts des autres candidats. Au contraire, les concessions, les faveurs, les grâces, qui sont octroyées par la direction du sceau n'intéressent que l'ordre public.

Malgré l'espèce d'anarchie qui règne en matière de titres et quoique l'officier de l'état-civil soit. seul admis à contester la légitimité de leur possession, il est encore des personnes qui attachent du prix à obtenir des concessions régulières. Le nombre des demandes et des collations de titres augmente même constamment depuis quelques années. Féliciterons-nous ceux qui se pourvoient ainsi en chancellerie, de leur amour de la légalité et de leur retenue qui les empêchent de se contenter de l'usage presque général des usurpations? Louer les uns, ne serait-ce pas désapprouver les autres? Nous publierons du moins chaque année autant que possible l'entérinement et l'extrait des lettres patentes et des ordonnances qui contiennent des concessions et transmissions de titres, des mutations et abolitions de majorats, etc.

1 - L'expression titres impériaux fut remplacée en 1814 par titres royaux. La première ne comprenait que les titres de duc, comte, baron et chevalier; la seconde s'étendait aussi à ceux de marquis et vicomtes.