SINGULARITÉS HÉRALDIQUES par M. Borel d'Hauterive (1868)

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1SINGULARITÉS HÉRALDIQUES

Que signifient ces armoiries ? C'est la première question que pose une personne étrangère à la science héraldique. Rien est l'unique réponse possible. Le blason n'est point une langue, comme on le croit généralement par une erreur grossière. Lorsque les chevaliers du moyen âge eurent adopté l'usage de peindre des figures sur leurs boucliers, les premiers hérauts d'armes dictèrent des lois, donnèrent des préceptes pour la manière de diviser l'écu, d'y coordonner les émaux et d'y placer les pièces. Ils employèrent alors le langage du temps, et leurs successeurs conservèrent les expressions dont ils s'étaient servis et qui en vieillissant ont cessé d'être en usage. La langue française, en matière de blason, est restée stationnaire comme le costume du clergé et de la magistrature. Elle est devenue technique, et le vulgaire n'en comprenant plus le sens et l'origine, s'est cru en présence d'une langue hiéroglyphique. L'ignorance a propagé cette opinion et causé souvent les méprises, les inadvertances les plus ridicules, qui se sont glissées jusque dans les travaux les plus sérieux.

Plusieurs journaux ont raconté, il y a quelques mois, que le comte Bxxxx avait trouvé l'origine de l'aigle autrichien, qui a, disaient-ils, deux têtes et quatre pattes. D'abord l'aigle en blason est du genre féminin, il aurait donc fallu dire l'aigle autrichienne ou éployée, et jamais cet animal héraldique n'a eu quatre pattes. « Ce n'est, ajoutaient-ils, qu'une reproduction grossière, un dessin informe des aigles prises sur Varus par les Germains, qui ne surent pas les copier. » Cette explication, qui ne mérite même pas d'être réfutée, avait déjà souvent été émise depuis trois siècles. Peut-on ignorer que l'aigle éployée ou à deux têtes est une allusion au partage de l'empire romain, et marque la domination ou les droits des successeurs de Constantin sur l'Orient et sur l'Occident ?

Bien souvent on a mal interprété le sens du mot éployé, en l'appliquant aux ailes et non à la double tête de l'aigle. On n'a pas besoin en blason d'exprimer que cet oiseau a le vol étendu, parce que c'est sa position ordinaire.

Le mot lampassé, qui s'applique au lion dont la langue sort de la gueule, parait bien étrange ; il vient cependant du vieux mot lampas, qui signifie gosier, palais, et qu'on retrouve dans ces vers de la Fontaine :

Son seigneur dit : Ah! ah! sire Grégoire,
Vous avez soif ! Je vois qu'en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.

Le blason, qui à défaut d'autre utilité pourrait au moins offrir de grandes ressources aux recherches historiques ou archéologiques, est tombé dans le domaine d'une ignorance d'autant plus déplorable, que chacun, pour se donner un air d'érudition, veut en parler, et le fait à tort et à travers. Eugène Süe parlant dans son Histoire de la marine des armoiries de Jean Bart, qui portait un dauphin sur un champ d'azur, dit : « Jean Bart a urie porte d'azur dans ses arrnes. » Cette science, qu'il suffirait d'étudier en trois ou quatre leçons, faisait partie de l'instruction ordinaire même des jeunes filles, et Rousseau met dans la bouche de Julie ces mots: « Au blason près, qui lui a paru négligé, il a été fort content de tous mes talents. » (Livre Ier, lettre XXII.).

Les juges d'armes et les héraldistes eux-mêmes ont contribué à cette décadence. Les d'Hxxxx, qui se succédèrent pendant cinq générations, mais dont l'esprit et le mérite furent loin d'être héréditaires comme leur charge, transformèrent souvent le blason en des jeux de mots puérils, des calembours, des rébus. Charles, fils du savant Pierre d'Hxxxx, donnait pour armoiries aux Revellois un coq réveillant quatre oyes ; aux Morgan une tête de Maure et un gand, aux Pinguet un pin et un geai, aux Pontamice deux ponts amis, réunis par une main, aux Clarentin une cloche et du thym, aux Bouache un bouc et une hache.

De nos jours, M. le commandeur Nxxxx n'a-t-il pas adopté une tête de Vierge noire, avec cette devise tirée du Cantique des cantiques : Nxxxx SUM, SED FORMOSA. M. Cxxxx, sénateur, n'a-t-il point pour armes : un cabri d'argent, gravissant un rocher de sinople ; M. le maréchal Nxxxx, un nid ailé ; et M. Hxxxx (en allemand Hxxxx, homme maison) n'a-t-il pas chargé son écu d'une bâtisse avec ces mots: Le premier homme dans la première maison.

Des héraldistes entrainés par un courant contraire ont voulu poétiser la science du blason et lui prêter une valeur emblématique analogue au langage des fleurs. L'or est devenu le symbole de la richesse, l'argent (blanc) et le sable (noir), ceux de la candeur et du deuil. Le lion marque la force, la croix rappelle la piété. Toutes les familles ont voulu retrouver un souvenir des croisades dans les figures de leur écu, comme si la plupart de ces pièces héraldiques n'avaient point pris naissance avec le blason dans les expéditions d'outre-mer. Cette dernière classe d'erreurs trouve du moins son excuse dans la noblesse des idées et des sentiments qui les ont propagées.

1 - Les noms propres ont été masqués, afin de ne pas porter ombrage aux familles concernées.