LE DROIT D'AINESSE EN ANJOU par M. G. d'ESPINAY

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Le droit d'aînesse ne remonte pas en France au-delà de l'époque féodale. Il est étranger à la législation romaine. On peut induire d'un passage de la Germania de Tacite qu'il existait dans l'origine chez les peuples du nord de la Germanie, mais on n'en trouve pas de traces chez les Francs à l'époque de leur établissement en Gaule. Les leges Barbarorum, toutes rédigées entre le règne de Clovis et celui de Charlemagne, ne le mentionnent pas.
Les rois francs partageaient les états de leurs pères sans égard à la primogéniture. C'est au IXe siècle seulement qu'on voit invoquer pour la première fois le droit d'aînesse au profit du premier-né des héritiers présomptifs. Louis le Pieux voulut laisser à Lothaire, en qualité d'aîné, la plus grande partie de son empire et l'on sait quelle terrible guerre civile amena ce mode de succession nouveau parmi les Francs. Un demi siècle plus tard Louis et Carloman se partagèrent encore la Gaule sans droit d'aînesse. Mais au Xe siècle Lothaire, fils aîné de Louis d'Outre-Mer, succéda seul à son père, à l'exclusion de ses frères. Sous la troisième dynastie seulement le droit d'aînesse devient la règle absolue pour la succession à la Couronne.

Pendant toute la période franque et même au-delà les alleux se partageaient soit par parts égales entre les enfants mâles, suivant le droit germanique, soit entre tous les enfants sans distinction de sexe, conformément au droit romain. Il est probable qu'à cette époque la succession était dévolue aux héritiers d'après le principe de la personnalité des lois. On devait suivre le droit romain quand le défunt était d'origine gallo-romaine et le droit germanique quand il était d'origine barbare. On voit même dans une formule de Marculf, du VIIe siècle, un chef de famille appeler par testament à la succession de ses immeubles sa fille que la loi salique eût exclue. Avec la fusion des races, le privilège de masculinité, d'origine germanique, disparut à peu près dans les provinces du Centre pour la succession des alleux et ne persista que dans certaines coutumes locales du Nord. Mais durant toute l'époque franque il n'est point question du droit d'aînesse pour la succession des alleux; on ne le voit paraître qu'avec l'hérédité des fiefs.
Le bénéfice était dans l'origine non seulement viager mais amovible. Le capitulaire de Kiersy-sur-Oise, en 877, affermit l'hérédité des bénéfices, mais sans l'établir cependant d'une manière générale et définitive; longtemps encore après le IXe siècle on trouve des fiefs viagers.

Le droit d'aînesse est venu de la nécessité d'assurer l'indivisibilité des fiefs héréditaires qui étaient dans l'origine ou de grandes charges publiques, des gouvernements importants, tels que les duchés, les comtés, les vigueries, les justices de divers degrés, ou des terres concédées à charge du service militaire, comme les fiefs de haubert. Il importait que la fonction fût remplie par un seul homme, afin que le seigneur supérieur sût à qui il devait s'adresser pour se faire rendre ses devoirs. La tenure féodale au XIe et au XIIe siècles était encore, jusqu'à un certain point, précaire et le vassal propriétaire du fief servant ne pouvait se mettre en possession avant d'avoir reçu l'investiture de son seigneur suzerain. Celui-ci ne la donnait généralement qu'à un seul enfant du vassal décédé; quelquefois à plusieurs collectivement, mais sans démembrement du fief, ce qui eût été contraire à ses intérêts.

Lorsque la succession était opulente les cadets pouvaient recevoir soit des alleux soit même des fiefs si le défunt en laissait plusieurs, mais s'il ne possédait qu'un seul fief pour tout domaine les cadets se trouvaient complètement exclus.
D'après les Assises de Jérusalem, l'aîné n'avait qu'un droit d'option; lorsqu'il y avait plusieurs fiefs, les cadets choisissaient après lui par rang d'âge; mais s'il n'y avait qu'un seul fief il le prenait en entier. - Les Coutumes de l'Echiquier de Normandie avaient consacré au XIIIe siècle un système analogue. Il devait être conservé par les rédactions postérieures de la coutume de cette province (Cout. de Normandie, art, 336-339).
Pour leur laisser une part on imagina le système du parage, grâce auquel on tourna la loi sans la violer ouvertement. L'aîné retint la part la plus considérable du fief; on accorda le surplus aux cadets, mais au regard du seigneur dominant ils furent réputés non existants. L'aîné seul rendait hommage au suzerain et restait responsable du service du fief dont il s'acquittait avec le concours de ses cadets; il les garantissait vis-à-vis du seigneur dominant et ceux-ci l'aidaient de leur lance et de leur bourse: On appelait Miroir de fief le chef de famille, l'aîné de la branche aînée, parce que lui seul était considéré par le suzerain. Après la septième génération le parage cessait, les cadets devenaient les vassaux du chef de nom et d'armes de leur maison et les arrière-vassaux du suzerain. La parenté canonique ayant été réduite à la quatrième génération (huitième degré du droit civil), par le concile de Latran, en 1215, la même règle s'appliqua aux parages et à partir du XIIIe siècle, la parenté chevaleresque s'arrêta aussi à la quatrième génération (du quart au quint degré canonique).
Il faut remarquer du reste qu'entre filles nobles il n'y avait point de parage quand un fief entier était donné aux cadettes. En Touraine pas de parage non plus si les fils puînés reçoivent un fief entier. Le parage n'était pas en effet un privilège pour l'aîné, ni un droit patriarchal, mais un moyen de couvrir vis-à-vis du suzerain la division du fief.

Le droit d'aînesse féodal se retrouve dans toutes nos coutumes du moyen âge, mais il s'y applique d'une façon différente suivant les provinces.
A Paris, il était réglé par la condition du domaine; les fiefs et les alleux nobles (assimilés aux fiefs au XVIe siècle) étaient seuls soumis au droit d'aînesse, sans égard à la qualité des personnes; les autres biens de la succession se partageaient sans aînesse tant entre nobles qu'entre roturiers. D'après cette coutume, le droit d'aînesse s'appliquait non plus à chaque fief, pris individuellement comme en Normandie et dans le royaume latin de Jérusalem, mais à l'ensemble des fiefs.
En Anjou, Maine, Touraine et Loudunais, on suivait un système contraire. Dans nos provinces de l'Ouest on n'avait égard qu'à la condition des personnes et non à celle des terres. Le droit d'aînesse n'avait lieu qu'entre nobles, mais il s'appliquait à l'ensemble de la succession et frappait tous les biens. L'aîné noble exerçait son privilège sur les alleux, les fiefs et les censives, sans distinction. De plus en Anjou et au Maine les cadets nobles ne prenaient leur part qu'en usufruit seulement, ce qui était fort rigoureux, car cette règle leur était appliquée lors même que leur lot consistait en alleux ou en biens roturiers. En Touraine et en Loudunais ils recevaient au contraire leur modeste part en pleine propriété et pouvaient la transmettre à leurs descendants.
Cette transformation du droit d'aînesse en Anjou a eu pour motif évident la conservation des fortunes des maisons nobles. Dans l'origine on voulait seulement assurer le service du fief, et si cette tenure était indivisible les autres ne l'étaient pas. La coutume de Paris conserve quelque souvenir de cet ancien système. Mais celle d'Anjou vise un autre but; ce n'est plus l'intérêt du suzerain qu'elle se propose de sauvegarder, le service du fief qu'elle peut garantir, c'est l'intérêt du fils aîné du vassal propriétaire et celui de la branche aînée que cette coutume cherche à protéger. On tend à concentrer les fortunes dans un petit nombre de mains et à donner une grande situation aux chefs de maison en sacrifiant les cadets et leur postérité. De militaire qu'il était à l'origine le droit d'aînesse est devenu nobiliaire.
Je suis très porté à attribuer cette interversion du principe primitif du droit féodal à l'influence anglaise et à la domination des Plantagenets en Anjou. C'est en effet le but qu'a atteint la législation anglaise. Une transformation analogue s'est opérée vers la fin du XIIe siècle en Bretagne, sous le comte Geoffroy, fils d'Henri II Plantagenêt d'Angleterre, et rédacteur de l'Assise qui porte son nom. Cette loi changea complètement les vieux usages bretons en matière de succession et donna au droit d'aînesse une extension considérable qu'il n'avait jamais eue encore dans cette province. Le système introduit en Bretagne par l'Assise de Geoffroy et conservé plus tard par les rédacteurs de la coutume présente avec le système successoral angevin d'assez grandes analogies.

Ces généralités exposées, passons aux détails des dispositions coutumières de l'Anjou. Pour les fiefs de dignité, tels que les baronnies, la règle de l'indivisibilité du fief est presque absolue dans notre province: " baronnie ne se départ point entre frères" disent les anciens textes. L'aîné la prend en entier, mais il doit faire avenant à ses frères cadets et doter ses soeurs: "et si doit les filles marier ". Ces dots sont prises sur les autres biens de la succession s'il y en a; mais s'il n'y a que la baronnie on les prélève alors sur ce domaine féodal, par un adoucissement à la rigueur de la règle, sauf les dignités et prérogatives attachées à la baronnie qui restent à l'aîné sans se départir. Ce système me semble conforme aux principes primitifs du droit féodal. La baronnie est en effet un petit gouvernement; le baron exerce une part sérieuse de la puissance publique comme capitaine et comme justicier. Sa dignité ne peut donc se diviser et si, faute d'autres domaines ,on admet les puînés et les filles à prendre une portion des biens de la baronnie, la seigneurie elle-même reste toujours indivisible; c'est un domaine abstrait, un office, une fonction publique.
On admit toutefois, aussi par dérogation à la règle féodale, que le père peut par donation faire la part de ses fils cadets; mais cette part est restreinte, elle ne peut excéder le tiers et n'atteint pas les dignités et prérogatives de la baronnie.

La règle était moins sévère pour les fiefs inférieurs, les vavassories, comme on les appelait au Moyen âge; l'indivisibilité n'était pas aussi absolue. L'aîné prenait les deux tiers de la succession, et, s'il n'y avait qu'un seul fief, les deux tiers de ce fief, avec le principal manoir et ses cours, jardins et dépendances immédiates (ce que l'on appelait alors le vol du chapon). Les Etablissements ne paraissent pas avoir prévu le cas où la succession comprenait soit des biens de diverse nature, fiefs, alleux et censives, soit à tout le moins plusieurs fiefs. Ils semblent ne s'occuper que de celui où elle ne se composait que d'un seul fief, et permettent au père de disposer en faveur de ses puînés du tiers de ce fief. La tenure féodale étant en principe indivisible aurait dû passer tout entière à l'aîné, héritier principal, et c'est par un adoucissement apporté à la sévérité primitive de la règle que le père fut autorisé à donner le tiers de son fief à ses fils cadets. S'il ne l'avait pas fait le fils aîné devait le faire. Les termes même du texte semblent indiquer cette origine à la part faite aux cadets. Il est fort à croire que cette décision, admise d'abord pour le partage du fief unique, fut étendue ensuite par l'usage à l'ensemble de la succession noble, contrairement au système encore en vigueur au XIIe siècle.
Les cadets recevaient leur tiers en usufruit seulement, comme nous l'avons déjà dit, tant en Anjou qu'au Maine. Quelques coutumes locales faisaient toutefois exception. Dans le Vendômois et dans la partie du Maine située au-delà de la rivière de Braye, les puînés succédaient en pleine propriété comme en Touraine.
Dans le Mirebalais, pays angevin enclavé au centre du Poitou, les nobles, d'après la coutume locale, succédaient par tête, l'aîné ne prenait à titre de préciput que le manoir et le vol du chapon. Le droit d'aînesse était bien moins rigoureux en Poitou qu'en Anjou.
On n'est pas d'accord sur l'époque à laquelle les cadets furent réduits à un simple usufruit. Quelques historiens pensent que dans l'origine le fils aîné, seul héritier, prenait toute la succession; ce serait seulement par dérogation à la règle primitive que les puînés auraient été admis à recueillir une part en usufruit; c'eût été une amélioration apportée à leur situation. La coutume de Touraine fit un pas de plus en leur accordant leur part en pleine propriété. M. P. Viollet enseigne au contraire que le système angevin ne daterait que du XIVe siècle, et que la coutume de Touraine serait restée fidèle à des usages plus anciens. Cet auteur fait observer en effet que tous les fiefs n'étaient pas des concessions seigneuriales, que beaucoup d'entre eux n'étaient que des alleux transformés en fiefs par le consentement tacite des propriétaires et par voie d'assimilation, ce qui expliquerait le peu d'importance qu'avait primitivement le droit d'aînesse en Anjou et en Touraine. Les rigueurs envers les cadets seraient venues plus tard pour relever la noblesse épuisée par l'ancien système du partage égal des alleux et des petits fiefs.

Je suis pour ma part très porté à adopter le système de M. Viollet. Il n'est pas exact qu'aux XIe et XIIe siècles l'aîné recueillît toute la succession. On voit quelquefois, il est vrai, dans les chartes de cette époque l'aîné agir seul en qualité d'héritier principal et se qualifier "primogenitus et hoeres ", mais ces documents nous apprennent aussi que les alleux se partageaient par parts égales et que les cadets pouvaient hériter en pleine propriété.
Les textes du XIIIe siècle n'indiquent pas d'une manière précise le mode de succession pour les puînés. Ils se bornent à dire que l'aîné doit faire à ses frères avenant bien fait, ou, d'après certains manuscrits, en bienfait. Les mots en bienfait signifient-ils que ce don ne sera qu'un simple usufruit? Rien ne prouve qu'au temps des Etablissements de S. Louis ils eussent un sens aussi restrictif. Ces termes veulent dire simplement que le cadet n'est pas héritier de droit pour les fiefs et qu'il tient sa part de la libéralité de son père ou de son frère aîné. Un document fort ancien et peut-être contemporain des Etablissements prévoit le cas où, le cadet mourant sans enfant, sa succession retournera à son frère aîné; c'est dire que le cadet peut succéder en pleine propriété.

Au cours du XIVe siècle le système contraire prévalut complètement. La coutume glosée de 1390 décide en effet que le mot bienfait veut dire usufruit et que les cadets auront leur part en viager seulement, à moins que le père n'ait formellement décidé le contraire.
Le droit d'aînesse était d'autre part fort peu rigoureux dans l'origine pour les successions dévolues aux filles nobles. Au XIIIe siècle, lorsque des soeurs concouraient seules à une succession, à défaut de fils, elles partageaient par parts égales; l'aînée prenait seulement, à titre de préciput, le manoir principal et le vol du chapon; elle rendait hommage au suzerain et garantissait ses soeurs vis-à-vis de lui. Au XIVe siècle ce système; si favorable aux filles cadettes, fut modifié et, sur l'autorité de précédents fort douteux, on décida que la fille aînée noble prendrait, comme le fils l'eût fait, les deux tiers de la succession outre le manoir principal et le vol du chapon. Mais les cadettes conservèrent le droit de recueillir leur part en pleine propriété.
A cette époque on aggrava donc en Anjou les rigueurs du droit d'aînesse au préjudice des fils puînés et des filles cadettes. Si celles-ci furent mieux traitées que les fils, c'était pour ne pas mettre un obstacle absolu à leur mariage.
La coutume de Touraine resta fidèle à l'ancien système et ne donna à la fille aînée succédant à défaut de fils que le manoir paternel et le vol du chapon, pour préciput. Celle de Loudun adopta un système mixte; elle accorde aux fils cadets le tiers de la succession en pleine propriété, comme en Touraine, et, en cas de succession dévolue aux filles, les deux tiers à la fille aînée et l'autre tiers aux cadettes en pleine propriété, comme en Anjou.
En ligne collatérale le droit d'aînesse était encore plus absolu qu'en ligne directe.
L'aîné noble, d'après l'ancienne coutume d'Anjou, succède seul à ses frères puînés, à moins que le cadet prédécédé ne soit mort avant partage opéré entre lui et ses copuînés, cas où il y a lieu à accroissement entre eux. L'aîné prend les acquêts des puînés s'ils proviennent de son bienfait, c'est-à-dire d'économies faites sur la part héréditaire qui leur a été donnée en usufruit; mais les acquêts provenant de l'industrie ou du tra vail du cadet passent à ses descendants.

L'ancienne coutume donne au fils aîné dans les successions nobles tous les biens provenant des parents collatéraux. Les puînés mâles n'y succèdent pas, les filles puînées reçoivent au contraire un tiers en propriété. S'il n'y a pas de fils la fille aînée recueille les deux tiers comme l'eût fait le fils aîné concourant avec ses soeurs.
La part du fils religieux ou de la fille religieuse passe aussi à l'aîné ou, à défaut de fils, à la fille aînée.
L'aîné, outre son préciput immobilier, prenait tous les meubles, tant en succession directe qu'en succession collatérale, à la charge de payer les dettes. Ce privilège exorbitant n'a rien de féodal, il est tout nobiliaire.
Lors de la réforme de la coutume d'Anjou en 1508, quelques améliorations furent apportées au sort des cadets. On admit qu'à l'avenir ils seraient saisis de plein droit de leur part et sans être tenus de faire sommation à leur aîné. Il fut décidé aussi que les enfants ou descendants de puînés succéderaient aux acquêts faits par leurs auteurs sans distinction, que ces acquêts provinssent des revenus de la part héréditaire laissée à ceux-ci ou de toute autre source. Il fut établi en outre que les cadets et leurs descendants succéderaient aux lignes collatérales en pleine propriété, comme les filles. Le droit des aînés sur la succession de leurs cadets fut réduit aux propres échus par succession directe. On décida enfin que si l'aîné venait à mourir sans enfants, ou sa descendance à faire défaut, l'aîné des puînés ou son représentant prendrait les deux tiers seulement des biens de la branche aînée défaillie, au lieu de la totalité, et laisserait le dernier tiers aux autres cadets en pleine propriété. Même disposition admise quand la succession échoit à une fille qui vient prendre la place de la fille aînée.

Il fut proposé en outre de donner aux cadets leur tiers en pleine propriété comme en Touraine, mais l'assemblée n'osa pas accorder cette proposition; l'examen en fut renvoyé devant le Parlement qui ne statua jamais. Les choses restèrent en cet état jusqu'à l'abolition du droit d'aînesse.
Au Maine, comme en Anjou, en cas de décès d'un puîné, il a son frère aîné pour héritier. La coutume du Maine, rédigée en 1508, ne distingue même pas, ainsi que celle d'Anjou, réformée à la même époque, entre les biens de famille laissés par le puîné et les acquêts provenant de ses économies. La question de donner aux puînés leur part en pleine propriété fut soulevée à l'assemblée des Etats provinciaux du Maine comme à celle d'Anjou; elle resta également indécise et fut aussi renvoyée devant la Cour, où elle n'obtint pas non plus de solution. Dans les deux provinces le provisoire devait durer trois siècles.
Des principes absolument différents régissaient les successions des roturiers.
On trouve quelquefois, il est vrai, dans les chartes des XIe et XIIe siècles des concessions emphytéotiques qui ne devaient passer qu'à un seul des héritiers du concessionnaire. Elles n'étaient pas le plus souvent perpétuelles et après la seconde ou la troisième génération, la terre concédée revenait au seigneur primitif. Mais ce mode de succession contractuelle est tout à fait exceptionnel pour les tenures roturières. Lorsque les paysans, issus des colons et des serfs affranchis au XIIe et au XIIIe siècles, devinrent propriétaires des terres qu'ils cultivaient et passèrent à la condition de censiers, la règle de l'égalité absolue prévalut parmi eux. D'après les plus anciens textes les coutumes d'Anjou, la succession se partage par parts égales entre les enfants du roturier sans distinction d'âge ou de sexe, sans préférence même pour les enfants restés sous le toit paternel. Le fils qui l'a quitté pour aller gagner ailleurs, celui qui est devenu fol et taverneret, la fille qui a déserté le foyer de la famille pour aller en meschinage reviennent partager avec les enfants sages et bien gagnants, tant le principe de la co-propriété familiale était alors rigoureusement appliqué dans nos provinces de l'Ouest !

L'obligation de rapporter les dots et avancements d'hoirie était absolue; il était interdit au père de famille roturier de faire le moindre avantage à l'un de ses enfants. Ces règles sévères furent peu modifiées, quoique divers remaniements aient été apportés à la coutume d'Anjou sous le roi René, en 1463, et lors de la réforme de 1508. Du XIIIe siècle jusqu'au XIXe elle est restée bien plus égalitaire et bien plus contraire à la liberté testamentaire que le Code civil. Observons enfin que cette règle de l'égalité absolue s'appliquait aux successions mobilières comme aux héritages immobiliers. Le commerçant et l'industriel ne pouvaient pas plus que le cultivateur favoriser un de leurs enfants au préjudice des autres.

La coutume d'Anjou, comme celle de Touraine, admettait toutefois une exception au principe de l'égalité absolue entre les héritiers roturiers. Lorsqu'il se trouvait dans la succession d'un non-noble des biens hommagés tombés en tierce foi, il y avait lieu à l'application du droit d'aînesse. On entendait par biens tombés en tierce foi les fiefs qui, après avoir été acquis par un roturier, étaient restés dans la même famille pendant trois générations, avaient été transmis trois fois et pour lesquels par conséquent il avait été rendu trois fois hommage au suzerain. Les deux premiers partages s'opéraient roturièrement et sans droit d'aînesse, mais le troisième partage se faisait noblement, c'est-à-dire avec droit d'aînesse. Il faut dire que dans ce cas la famille, d'après les anciens usages féodaux, avait conquis la noblesse. L'ordonnance de Blois devait abolir ce mode d'anoblissement par la possession d'un fief pendant trois générations et faire de la noblesse une classe fermée; mais elle ne changea pas le mode de succession. Les roturiers ne purent devenir nobles que par les charges ou par l'obtention de lettres du roi; ils continuèrent toutefois à partager roturièrement pendant deux générations et noblement à la troisième les fiefs par eux acquis.
Il n'y avait point lieu au partage pour la succession des roturiers possesseurs de fiefs, même tombés en tierce foi et partagés noblement. L'aîné garantissait ses frères puînés et rendait hommage au suzerain, mais ceux-ci lui fournissaient devoir féodal et tenaient de lui leur part en arrière-fief dès la première génération. Si l'aîné ne retenait devoir les puînés rendaient directement hommage au suzerain. Il était à leur choix de relever de leur aîné ou du chef seigneur. Ils doivent rendre directement hommage au suzerain quand ils ont un fief entier. La vieille règle du droit féodal reprend sa force lorsque le fief n'est pas divisé et que l'intérêt du suzerain, qui était d'en maintenir l'unité au moins fictive, n'est plus en jeu.

Quelques mots maintenant sur l'application du droit d'aînesse en cas de mariage entre personnes de condition différente. Si une femme noble épouse un roturier les enfants issus de ce mariage succèdent à leur mère tant pour les immeubles propres que pour les meubles et les acquêts, avec droit d'aînesse, bien qu'ils soient nés roturiers. Si au contraire un gentilhomme a épousé une roturière le partage des biens de la mère s'opère roturièrement, bien que les enfants soient nobles; mais les partages subséquents pour les générations suivantes se font noblement. Dans les deux cas c'est la condition du de cujus qui règle le mode de succession.
En résumé, le droit d'aînesse en France est une création du Moyen âge; il est venu des institutions féodales et, dans les premiers temps, il fut purement militaire. Vers le XIIIe siècle il subit une transformation complète et tandis que le principe de l'indivisibilité du fief recevait divers adoucissements, on étendit le privilège de l'aîné à l'ensemble de la succession, ce qui n'existait point dans l'origine. La Féodalité militaire s'était affaiblie, elle avait perdu de sa rudesse primitive et tendait à devenir une aristocratie nobiliaire; elle avait besoin de se protéger par des privilèges et par un système successoral qui la distinguât du reste de la nation. Cette transformation produisit ses effets surtout dans les coutumes de l'Ouest, et notamment dans celles d'Anjou, du Maine et de Bretagne; elle s'accuse aussi dans celles de Touraine et de Loudunais. En Normandie on étendit le droit d'aînesse même aux successions roturières; on voulut dans cette province concentrer les fortunes entre un petit nombre de mains, sans distinction de classes, tandis qu'en Anjou et en Touraine on ne songea qu'à la noblesse. A Paris la coutume respecta mieux le caractère purement féodal du droit d'aînesse primitif en ne l'étendant qu'aux fiefs et aux alleux nobles.

Pendant les phases diverses de son existence le droit d'aînesse eut sa raison d'être au Moyen âge, soit comme institution militaire sous le régime féodal pur, soit comme institution aristocratique sous le régime monarchique qui lui succéda. Il devait tomber avec l'abolition des fiefs et des privilèges nobiliaires.

G. D'ESPINAY.